Thursday, January 11, 2007

L'art de l'acte - Shiraga Kazuo


« Lorsque découvrant ma vraie nature je me suis décidé à me débarrasser de tous les uniformes existants pour me mettre nu, la figuration a volé en éclats et j’ai laissé tomber mon couteau de peintre qui s’est brisé en deux. Chemin abrupt de l’originalité. Aller de l’avant, marcher encore, qu’importe de tomber. Un jour, j’ai troqué mon couteau contre un morceau de bois que j’ai rejeté par impatience. J’ai essayé à main nue, avec les doigts de la main. Puis, persuadé qu’il fallait aller toujours plus avant, j’avançais toujours plus loin et, en avançant, j’ai trouvé les pieds. C’était bien ça ! Peindre avec les pieds… »

En 1987, Shiraga Kazuo a réalisé une performance à Marseille, au centre de la Vieille Charité. Il s’agissait une fois de plus de peindre en public une toile monumentale (environ 2 mètres sur 3) posée au sol. L’artiste japonais a commencé le rituel par une séance de méditation auprès de son petit autel, puis a déposé des amas de peinture à l’huile sur sa toile. Il s’est ensuite suspendu d’une main à une corde, elle-même accrochée à la coupole de la chapelle de la Vieille Charité, et a entamé une sorte de danse dans les airs, ou de combat avec la matière (les pigments), foulant aux pieds la peinture, répartissant les couleurs, les mélangeant, et ainsi composant son tableau. Celui-ci ne porte pas de titre. L’œuvre est aujourd’hui exposée au Musée Cantini, à côté d’une autre toile du même Shiraga, peinte en 1959.
Les deux tableaux se ressemblent d’ailleurs, on ne peut pas parler de l’un sans penser à l’autre. Tous deux ont été composés selon le même procédé décrit plus haut, avec la même technique, à savoir de la peinture à l’huile, lourde et dense, et avec pratiquement les mêmes couleurs, du noir, du rouge et du blanc. Dans les deux cas, on note l’abondance de matière, les traces et tourbillons, le modelé de la pâte, l’alternance de lisse et de relief, les grands sillons, l’empreinte organique quelquefois des pieds, des orteils, les marques de glissade, la générosité du trait, les variations de densité, de pression, de transparence, et de superposition des pigments. Ces quantités impressionnantes de peinture ont bien évidemment nécessité des temps de séchage relativement longs. Au reste les toiles agitées et polysémiques de Shiraga, peintes horizontalement, doivent toujours sécher dans cette même position, avant que de pouvoir être exposées à la verticale. On remarque de plus la présence de clous dans certaines épaisseurs de pigments particulièrement périlleuses. Ces œuvres exécutées par des mouvements rapides, rythmés, précis, avec un médium surprenant, les pieds de l’artiste, se caractérisent par une grande vigueur, en même temps qu’un certain dépouillement. L’ensemble dégage une énergie considérable.

Shiraga Kazuo, né au Japon en 1924, a étudié la calligraphie aux Beaux-Arts de Kyoto. Il a réalisé ses premières peintures abstraites au couteau en 1951. Il s’est ensuite essayé à d’autres techniques, comme ses ongles, ses mains, ou des pièces de bois. A partir de 1954, il décide de peindre avec ses pieds. Chef de file du groupe Zéro, il rejoint le mouvement Gutaï (Art concret) en 1955. Ce mouvement, dirigé par Yoshihara Jirô, et composé de calligraphes, peintres, moines et lettrés japonais, sa caractérisait par une forte volonté expérimentale, ainsi que d’intenses réflexions sur la peinture, son support et sa matière, allant jusqu’à remettre en questions la notion de tableau. Considérés comme des extravagants et des excentriques, Shiraga et les membres du Gutaï percevaient la matière comme étant dotée de vie, et s’interrogeaient sur le rapport et l’interaction entre la matière et l’artiste. Pour eux, l’art passait par une libération des pulsions psychiques individuelles les plus intimes, les plus spontanées, et les plus originales de chaque artiste. Dans le manifeste Gutaï de 1956, on peut lire que « L’art Gutaï ne transforme pas, ne détourne pas la matière ; il lui donne vie. Il participe à la réconciliation de l’esprit humain et de la matière, qui ne lui est ni assimilée ni soumise et qui, une fois révélée en tant que telle se mettra à parler et même à crier. L’esprit la vivifie pleinement et, réciproquement, l’introduction de la matière dans le domaine spirituel contribue à l’élévation de celui-ci. »
L’expression picturale abstraite Gutaï prend sa source à la fois dans l’abstraction informelle et lyrique française, tout particulièrement dans le travail de Georges Mathieu, qui s’est rendu au Japon, et a rencontré les artistes Gutaï, et dans l’expressionnisme abstrait américain, notamment l’action painting de Jackson Pollock, connu à cette époque au Japon par la diffusion des revues artistiques. Cependant les membres du Gutaï entendaient dépasser ces manifestations de l’art abstrait, nommant leur art « concret ». Yoshihara Jirô résumait leur démarche en écrivant que « nous voulions nous positionner de manière ouverte sur l’extérieur, en opposition avec la démarche centripète de l’abstraction. » Par ses peintures, ses cérémonials, ses installations, ses théâtres, ses actions dans la nature, l’art Gutaï a eu une influence en retour sur l’art occidental, étant à l’origine de l’arte povera, du body art, du land art, du happening, etc…

Pour Shiraga, sa peinture équivaut à de la calligraphie sans idéogrammes. En 1964, il devient moine bouddhiste zen au Temple du Mont Hiei, sous le nom de Sodo Shiraga. Son travail artistique est donc empreint des sagesses anciennes et de la tradition zen, avec ce que cela comporte d’esprit critique, de paradoxe, d’humour, et de logique de contradiction. Par son esthétique de l’imperfection, Shiraga propose une vision organique de la nature, avec ses sinuosités, ses allers-retours, ses tourbillons, le tout dans le cadre d’une fusion de l’homme avec la nature, nature dont il procède. Après avoir exploré le monde des gestes et de l’informe, il investit depuis 1980 celui du monochrome, restant fidèle au noir, au rouge et au blanc, tout en accomplissant ses missions monastiques.
S.

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